CHAPITRE XI

 

Le jour se levait, aussi sombre qu’un crépuscule d’hiver.

J’avais la langue gonflée, grumeleuse et le réveil très incertain. Je me sentais nettement faiblard, comme parfois aux lendemains des nuits de grande bouffe, quand le Jongleur ramenait de pleines camionnettes d’alcool, j’essayai de mettre de l’ordre dans mes idées. J’aperçus, aux pieds du lit, ma tenue et mes patins de combat que Starlette avait soigneusement préparés. L’éclaircie creva les nuages. Je me souvins très exactement quel jour nous étions. Alors, la trouille arriva, aussi brutale qu’un raz de marée, m’essorant l’estomac, me nouant la tripaille. J’avais la nausée. Je me penchai hors de la couche de laine et crachai sur le sol une flaque de bile jaunâtre.

Starlette apparut, inquiète.

— Tu es malade ?

Je secouai la tête.

— Non, non, ça va, balbutiai-je, balayant un filet de bave qui me dégoulinait des lèvres.

Starlette me regardait, pas convaincue. Son attitude compatissante m’énerva et j’oubliai toutes mes bonnes dispositions envers elle.

— Ça va, grognai-je. C’est pas la première fois que j’dégueule en me levant. Pas la peine d’en faire un fromage.

Starlette fit la moue.

— Faudrait que tu te lèves, annonça-t-elle, calmement. Les deux premiers groupes sont déjà partis. Marrant est passé te chercher, mais tu dormais encore.

Un nouveau spasme m’envoya à dame[24] et je vomis une nouvelle fusée de bile. Je souffrais comme un damné. Je tendis la main.

— Passe-moi mes frusques, demandai-je.

 

***

 

Le Skin à qui avait été confié le commandement du premier groupe d’assaut vérifia rapidement ses effectifs. Personne ne manquait au rendez-vous. Blue avait craint, jusqu’au dernier moment, qu’un clan ne leur fasse faux bond, ne leur pose un lapin. Il redoutait particulièrement les Youves dont la réserve ne lui paraissait pas de bon augure. Cette crainte s’avéra injustifiée. Les Youves étaient là, prêts à combattre, comme tous les autres.

Le Skin tiqua un peu en voyant la bande d’éclopés et de chiftirs[25] que lui avait envoyés La Lame. Pas d’illusion à ce sujet, c’était vraiment le rebut des Saignants qui trottinait en queue de peloton.

Les Bouleurs, à vrai dire, ne valaient guère mieux. Leur front meurtrier, ils le portaient plutôt bas, ceux-là. Y avait même, un comble, un petit paquet de nains avec des plaques frontales taillées sur mesure. Là aussi, fallait pas se leurrer, c’était du fond de tiroir.

Les Patineurs présents n’étaient visiblement pas des épées et les Youves n’étaient pas très nombreux.

Le tableau n’était pas réjouissant. Le Skin, d’abord flatté de l’honneur que son chef lui avait fait en lui confiant la responsabilité de la première armée, comprenait à présent le mécanisme du cadeau empoisonné.

Pour couronner le tout, la touche finale, les Skins, qui avaient troqué leur tenue dorée pour un uniforme gris sale, étaient ce qu’on trouvait de pire dans le territoire. Un ramassis d’ivrognes, de défoncés, de sinistres plaisantins qui n’auraient pas été foutus de flinguer une brebis coincée dans une cave.

La première armée était en route.

Ordre : Foncer sur le Mur, tuer un maximum de Néons et tenir le plus longtemps possible.

Le Skin observa à nouveau ses troupes.

Ça risquait de pas être triste.

Il s’arrêta au bord du boulevard et regarda défiler ses cent soixante-dix mille ringards. Il n’avait encore jamais imaginé une farce aussi énorme. Et pourtant, dans le domaine de la plaisanterie bouffonne, il croyait être passé maître. Les plus grosses conneries perpétrées par les Skins, il en était systématiquement l’inventeur. Dans le fond, c’était peut-être même pour ça qu’on lui avait confié ce commandement. Pour bien se poiler jusqu’au bout. À ses dépens, pourtant, la farce, il la trouvait saumâtre.

— Dites, chef ! gueula un Saignant borgne qui se curait les chicots avec une rapière. C’est encore loin l’hospice ?

— Ferme ta gueule et marche ! grogna le Skin, désabusé.

Car c’était bien de ça qu’il s’agissait. Le fameux « Marche ou crève », c’était le bon temps. Maintenant, c’était « Marche et crève ». Le menu complet, quoi.

 

***

 

Je m’habillai, fébrile. J’avais la pogne tremblante en bouclant mes patins de combat. Ça me semblait pas possible, cette chierie. Je croyais que j’allais émerger d’un cauchemar, d’un entrelacs compliqué de rêves absurdes. Cette attaque contre les Néons, aux côtés de La Lame et autres monstres, j’avais dû l’imaginer, un soir de beuverie, et je couvais dans le délire.

Le regard de Starlette me remit les pieds sur terre. C’était vraiment pas du flan. Et moi, comme un branque, j’allai suivre le troupeau. Je crois même que, par moments, j’avais dû bêler pour qu’on aille plus vite à l’abattoir. Après tout, dans cette entreprise, j’avais été le bras droit de Blue. Le projet, sa préparation, la réunion, la fouille, la discussion, j’y étais ! J’avais participé à tout. Je n’avais pas même l’excuse de ceux qui fonçaient sans savoir.

Marrant entra dans la pièce, gloussant nerveusement comme d’ordinaire. Ça lui calmait apparemment pas son tic, l’idée d’aller affronter les Néons.

— T’es pas encore prêt ? s’étonna-t-il.

— J’arrive.

Marrant s’esclaffa.

— Putain, ce Tout-Gris ! on va passer et lui il dort ! À croire que tu t’en fous ! Tu t’rends pas compte, parole. On va enfin savoir ce qu’il y a derrière ce foutu Mur ? J’ai l’impression qu’on va mettre nos patins sur une autre planète, un monde inconnu…

Je hochai la tête.

— C’est tout à fait ça, soupirai-je, un monde inconnu. À part notre territoire, la Cité entière est un monde inconnu. Un labyrinthe de mort. Je me demande pourquoi on cherche à passer ce mur puisqu’on n’est pas même capable de vivre correctement ici.

Marrant regarda Starlette, stupéfait.

— Qu’est-ce qui lui prend ? demanda-t-il.

Starlette haussa les épaules sans répondre. Elle devait savoir, pourtant, ce qui se passait dans ma tête. Elle me devinait bien mieux que je ne le soupçonnais.

Je me levai et vérifiai d’un coup d’œil mon harnachement. Tout semblait coller au poil. Je fixai la dragonne de ma matraque métallique à mon poignet.

— Et si y avait rien ? soufflai-je.

— Pardon ?

— Derrière ce Mur, précisai-je, si on trouvait rien.

Marrant fronça les sourcils.

— Comment ça, rien ?

J’écartai les mains.

— Rien ! Que dalle ! Nib que tchi ! Qu’on se défonce pour la peau…

Marrant esquissa une grimace.

— Blue m’a souvent dit que t’étais un compliqué, murmura-t-il, et je commence à le croire.

Je me mis à sourire.

— Laisse tomber, Marrant. J’déconne.

Marrant parut soulagé.

— Allez, magne-toi ! La troisième armée vient de décarrer et notre groupe se réunit sur l’esplanade.

Je le suivis, claquant la porte derrière moi, sans un baiser, sans un mot, sans même un regard pour Starlette. J’étais vraiment complètement à côté de la plaque.

 

***

 

Si avec le premier groupe d’assaut, on touchait le fond de la décrépitude humaine, avec la quatrième armée, en revanche, on avait affaire à l’élite. Les cinq chefs de chaque clan admiraient leurs hommes alignés sur l’esplanade du Trocade, débordant sur le circuit périphérique des Patineurs, émargeant sur les frontières. Un océan de combattants qui ondulait en vagues régulières jusqu’à perte de vue. Le nec plus ultra de la guérilla urbaine était là, rangé sous leurs yeux, prêts à se lancer dans une véritable guerre. Et s’il y avait eu encore quelques doutes dans certains esprits, ils étaient balayés, anéantis, mis au rancart par l’impressionnant spectacle. Oui, maintenant, ce projet semblait crédible. Palpable. Les Néons, déjà harcelés d’autres parts, n’allaient jamais pouvoir résister à ça. Les Patineurs les plus rapides, les Saignants les plus adroits, les Bouleurs les plus athlétiques, les Skins les plus féroces et les Youves les mieux armés, ils étaient tous là, réunis dans une seule et même armée qui paraissait invincible.

La Lame était ému et Blue surexcité. Jamais dans ses ambitions les plus folles, il n’avait osé imaginer parvenir à un pareil résultat. Jusqu’au tout dernier moment, il avait douté, craignant que le moindre incident vienne souffler son bel édifice. Tout, absolument tout, s’était déroulé comme il l’avait souhaité.

— Dommage, murmura le Bouleur.

Blue s’étonna.

— Pourquoi ça, dommage ?

— Parce qu’avec ça, expliqua-t-il en montrant l’armée, nous aurions pu rayer les Musuls de la carte.

La Lame se mit à tousser. Nul doute que l’idée ne l’ait effleuré, lui aussi.

— On s’en tape, des Musuls ! s’emporta Blue. Dans deux heures au plus, ce sont les Néons et le Mur que nous aurons gommés de la carte ! C’est tout de même autre chose, non ?

Le Bouleur hocha la tête, apparemment pas tout à fait convaincu.

Le chef des Skins s’approcha.

— Alors, on y va ? grogna-t-il. Parce qu’à force de les regarder, ils vont finir par s’user.

Respectueux des accords passés et des résultats du vote, dont le principe continuait à impressionner La Lame, tout le monde attendait les ordres de Blue.

Et Blue donna un long et vigoureux coup de sifflet qui se répercuta longtemps dans les ruines de la Cité.

Ce coup-ci, c’était parti pour de bon. Une nouvelle croisade pour l’ambition suprême : Passer !

 

***

 

Je patinais sur la première ligne de notre caste, entre Blue et Marrant. Au fur et à mesure que nous avancions, je me sentais regonflé, ragaillardi. J’étais très impressionné. Chaque combattant dans cette armée d’élite devait être pénétré par un même sentiment de puissance fantastique, d’invulnérabilité. Je commençais sérieusement à y croire. Nous n’allions pas au suicide.

Passer !

Passer !

Le mot d’ordre martelait chaque pas, chaque mètre qui nous rapprochait du Mur.

Passer !

Passer !

C’était comme une rumeur d’un cataclysme, le grondement d’un tremblement de terre.

Les nuages de poussière noire, au-dessus de nos têtes, s’étaient encore épaissis. On avait dû mal à admettre qu’il faisait jour.

 

***

 

Blue était un excellent guerrier et un bien meilleur stratège encore. Comme il l’avait prévu, les Néons se regroupèrent très rapidement lorsque la première armée donna l’assaut, mais ils montrèrent moins d’efficacité que d’ordinaire. L’activité de la Cité étant essentiellement nocturne, les Néons furent apparemment désorientés par cette attaque matinale. D’autre part, ce genre d’agression massive ne s’était plus produit depuis fort longtemps, et les Néons, bien qu’étant en permanence prêts à y répondre, réagirent avec un léger temps de retard. Ce qui aurait surpris Blue s’il avait eu l’occasion de l’observer, c’est cette armée la lie de la Ville, qui éventra littéralement les premiers rangs de barbelés, faisant des dégâts considérables dans les lignes des Néons. Ils ne se battaient certes pas de façon très orthodoxe, mais ils se battaient. Avec une énergie farouche et avec, finalement, davantage la volonté de détruire que celle de passer.

Pour un Néon qu’ils massacraient, dix autres arrivaient. Sur les flancs, à droite et à gauche, balayant le champ de bataille de leurs jets de lumière bicolore.

Une forte odeur de chair carbonisée se répandit sur la Cité.

Cinq kilomètres plus loin, le deuxième groupe d’assaut s’élança.

 

***

 

Avec davantage d’intelligence et de science du combat, les Youves, nombreux dans cette seconde armée, empêchèrent les Néons de se replier et d’organiser leur traditionnelle défense en étau. L’un d’entre eux, resté à proximité de la ligne de blockhaus, se désintéressait totalement de la bataille et pilonnait le Mur au mortier. Vainement. Chaque impact creusait un cratère dans la paroi de béton, mais ne le perçait pas. Le grand handicap des combattants, finalement, était d’ignorer à peu près tout du Mur qu’ils devaient franchir. Ils ne savaient ni sa résistance, ni sa largeur, ni l’importance de ses fondations.

Les proximités souterraines du Mur étaient de la véritable dentelle, constellées de galeries, plus ou moins profondes, qui s’entrecroisaient pour se heurter toujours à la masse enterrée du Mur. À une époque, pas si lointaine, il ne se passait pas une semaine sans que quelques hommes d’un clan n’entament un nouveau tunnel. On avait creusé très loin dans le sol, aussi loin que possible, jusqu’à la limite des conditions de survie, mais toujours le Mur était là. Il paraissait encore plus important sous terre que dehors. Les Néons semblant se moquer éperdument de ce qui se passait sous leurs pieds, les combattants avaient fini par conclure que le passage était impossible par ce chemin-là. La mode des tunnels s’était terminée.

La seconde armée connaissait à présent d’immenses difficultés. Le premier groupe d’assaut, anéanti, n’avait pas résisté suffisamment longtemps pour les soulager. Les Néons arrivaient, toujours plus nombreux.

Reno s’était éclaté quatre Néons à lui tout seul. Il donnait du front dans tous les sens, poussant des hurlements fanatiques. Aveuglé par sa rage de vaincre, il ne s’était pas encore rendu compte que les combattants ne progressaient plus. Ils étaient stoppés au niveau de la troisième rangée de barbelés et arrosés par un océan de lumière meurtrière. Reno voulut avancer. Il poussa un cri de douleur et s’effondra dans la poussière. Il regarda horrifié, l’endroit de sa jambe où le rayon bicolore l’avait touché. À la place du mollet gauche, un trou gros comme le poing, propre, net, la circonférence cautérisée, la chair noire et recroquevillée. Alors seulement la réalité lui apparut. Il vit le carnage autour de lui, tous ces hommes cisaillés par l’énergie mystérieuse des Néons, tous ces gémissements qui montaient comme un lourd réquisitoire vers le ciel de poussière, toute cette viande humaine qui brûlait…

Un rayon le frôla. Il en sentit la terrible chaleur. Il baissa la tête, ce qui chez les Bouleurs était le signe du renoncement, et se mit à trembler, éperdu.

Quelqu’un l’agrippa par les aisselles et le tira vers l’arrière. Reno tourna la tête.

Cork ! souffla-t-il.

Eh oui ! C’est moi, espèce de tête de mule ! rigola le jeune guerrier Bouleurs.

Reno ne savait plus s’il devait pleurer ou rire. Cork, Cork son fils spirituel était venu lui sauver la vie, l’extirper de l’enfer. Cork le traîna jusqu’à l’intérieur d’un blockhaus dont l’issue vers la Cité était condamnée. Il y faisait une chaleur suffocante, à faire fondre une plaque frontale. Les rayons des Néons qui venaient frapper les parois de l’abri l’avaient littéralement transformé en four. Reno respirait rapidement, la bouche grande ouverte. Le tour de ses yeux devenait blanc. Cork se pencha et commença à se débarrasser de sa tenue de combat et des arceaux d’acier qui lui comprimaient la poitrine.

— Qu’est-ce que tu fous ici ? murmura Reno.

— J’avais pas fini de t’expliquer, hier, fit Cork. T’es un têtu Reno.

Il désigna le champ de bataille où les ultimes combattants finissaient de mourir.

— C’est ça que je voulais te montrer, continua-t-il. Ils vous ont envoyé à l’abattoir. J’ai bien étudié leur plan. Il n’y a que la quatrième armée qui a une chance de passer. Toutes les autres sont condamnées.

— On a failli y arriver ! protesta Reno.

Cork haussa les épaules.

— Des conneries ! Vous avez passé deux rangées de barbelés, et c’est tout. Des centaines de milliers d’hommes sacrifiés. Dans un siècle, cette Cité portera encore dans ses murs l’odeur de la curée.

Reno ferma les yeux. Il grimaça.

— Mais toi, Cork, tu faisais partie de la quatrième armée. Tu devais combattre aux côtés des chefs…

Cork ne répondit rien.

— Pourquoi tu es venu, Cork ? demanda Reno avec une voix de plus en plus faible. Je me suis trompé. Tu veux vraiment passer. Plus que tout. Franchir ce Mur, c’est toute ta vie. Pourquoi tu es venu ?

Cork secoua lentement la tête. Sa plaque frontale brillait dans la pénombre.

— On va aller se planquer, hein, Reno ? Tous les deux. Rien que tous les deux.

Le jeune Bouleur s’approcha et prit la tête de Reno dans ses bras. Ses doigts caressèrent les boursouflures qui entouraient la plaque de son ami.

— Tu verras, Reno. On s’ra aux œufs, là-bas…